Et bien.
Utopie Éternelle se sentait réellement bien, pour une fois. Sereine, en ce début de matinée, elle avait décidé de se balader, tout simplement. D'un pas léger, trottinant, elle sortit du camp en levant son regard vers le ciel tissé de nuages cotonneux sur lesquels le vent soufflait doucement. C'était une journée prometteuse ; magnifique dès l'aube. Ses coussinets effleuraient doucement le sol tapissé d'herbes folles alors qu'elle se dirigeait au gré de ses envies, vers la ferme abandonnée, les yeux mi-clos, la respiration régulière. Son soyeux pelage brillait sous les premiers rayons de soleil, et ses babines se retroussèrent sur une esquisse de sourire félin, laissant étinceler ses canines.
Tout était beau, calme, silencieux. Apaisant.
Cependant, elle n'était pas tout à fait arrivée qu'une odeur fit frémir ses vibrisses ; une variation de l'air dans un environnement proche, tout proche. La lieutenante entrouvrit la gueule pour humer les fougères, avant de reconnaître les effluves propres au Clan du Tonnerre, et de se figer. Ses griffes se libérèrent de leur fourreau velouté et Utopie s'avança d'un air déterminé vers le chat qui, visiblement, était encore dans les parages. L'odeur était fraîche. Néanmoins, ils étaient en territoire neutre, et sa présence ici ne relevait pas d'une intrusion ; sans doute n'aurait-elle rien à lui reprocher.
Alors la jeune chatte continua d'avancer d'un pas souple et élastique, jusqu'à ce que ses yeux perçants n'interceptent une silhouette qui ne lui était pas inconnue. Une fourrure auburn, marron, et blanche aux poils duveteux, deux grands yeux azur, dont l'un était barré d'une cicatrice, et une longue queue touffue qui s'agitait en l'air ; Cœur d'Âme était à quelques longueurs de queue de renard d'elle.
« Et bien, quelle "agréable" surprise... Cœur d'Âme. » Le ton était sarcastique, dur, moqueur. Il était évident qu'il existait entre elles une rivalité intense, de la haine pure, profondément enterrée depuis des années. Elles ne manquaient pas une seule raison de se cracher à la figure des insanités. « La discrétion n'a décidément jamais été ton fort. Je peux sentir l'odeur de ton maudit Clan à des kilomètres à la ronde. C'est d'ailleurs assez... étonnant de te croiser ici. Seule. »
Mais Utopie Éternelle, malgré sa rancœur, n'avança que de quelques pas seulement pour aviser la belle guerrière qui lui faisait face, sans tenter le moindre mouvement belliqueux ou agressif. Ce n'était pas dans ses habitudes, non. Elle préférait les joutes vocales.
Quand bien même elle la détestait aussi profondément qu'il était permis de l'être.

Utopie Eternelle l'écouta, la dévisagea un instant, avant de pencher sa tête de côté pour la regarder quelques instants. Cœur d'Âme lui ressemblait bien plus qu'elle-même ne semblait vouloir le penser, au fond. Même si il était difficile de juger la consistance d'un être, même au travers de ses actes, et de déchiffrer les langages secrets de l'esprit et de la conscience de par un simple coup d’œil, fragments de souvenirs, bribes de conversations. La guerrière portait un nom chargé de sens ; pourtant elle n'en avait jamais prouvé la justesse. Cœur d'Âme n'avait rien de plus glorieux que les autres félins de son Clan, et elle n'avait d'ailleurs jamais cherché à le prouver, mais ainsi Utopie Éternelle ne valait pas pire que n'importe quel autre guerrier de ces lieux.
Néanmoins, elle était mère.
Elle portait en elle l'amour incomparable qu'ont toutes les reines, l'instinct maternel au creux de son âme, au cœur-même de celle-ci. Sans doute son appellation trouvait ici tout son sens. C'était un immense honneur d'avoir porté la vie, et la lieutenante ne pouvait s'empêcher de la respecter. C'était un privilège incroyable
« Nous prenons soin de ta mère comme toujours, Cœur d'Âme, tu n'as pas à te faire de mouron. Sa santé nous préoccupe tout autant que toi. » Ses traits s'étaient légèrement détendus, affichant une expression moins dure, moins froide, et plus douce. Peut-être n'était elle pas la meilleure des combattantes, la chatte la plus rusée des quatre Clans, la guerrière la plus rapide des landes ou le parfait exemple de la lieutenante, mais il y avait bien quelque chose que l'on ne pouvait lui enlever. Les efforts et les sacrifices immenses qu'elle avait du faire pour acquérir sa place au sein de son Clan. Elle avait des raisons bien fondées d'être détestée, et sans doute serait-elle jamais aux yeux des autres qu'un félin rempli de haine et de tristesse, porteuse de mort, mais elle avait tout donné pour les siens. Et elle les aimait. Ils étaient une partie d'elle, tous autant qu'ils étaient.
Ils étaient la meilleure partie de son être.
« Notre guérisseur est aux petits-soins pour elle, et elle se rétablit à vue d’œil. En attendant sa complète rémission, je tâche de m'occuper du Clan sous ses directives : preuve qu'elle n'est pas en si piètre état. Auquel cas, nous t'aurions prévenu. » Son regard semblait s'être allumé d'un éclat chaleureux, soudainement. « Peut-être sommes-nous ennemies, mais pas inhumains. Tout le Clan du Vent aime énormément ta mère, Cœur d'Âme. Et quand bien même cela pourrait te surprendre, j'en fais partie. Je tiens à elle. » Sa queue s'agita légèrement, et elle finit par laisser son regard divaguer ailleurs. « On dirait que nous avons eu la même pensée en venant ici... » Finit-elle par ajouter en s'installant parmi les fougères, tâche d'obscurité au milieu des herbes folles, pour finalement reposer son regard sur la guerrière qui lui faisait face.